TEXTES
Je me souviendrai de cette nuit-là. Je me suis couchée vers neuf heures, comme d’habitude, et maman est venue me raconter une histoire. Puis elle m’a fait de gros bisous, elle a éteint la lampe et elle est sortie en me disant « Dors bien !».
Restée seule, j’ai fermé les yeux et j’ai essayé de m’endormir. Le lendemain, j’avais un contrôle d’histoire, et je voulais être en forme pour avoir une bonne note. Mais il n’y a rien eu à faire. J’avais trop chaud, puis j’ai eu froid, le bruit des voitures en bas dans la rue me gênait, j’ai attrapé une crampe à la jambe et des fourmis dans le pied gauche.
À la fin, j’en ai eu assez. Je me suis dit qu’un peu d’air frais me ferait du bien.
Je me suis levée, je me suis habillée avec une longue robe de princesse que je venais juste de trouver dans mon armoire, et je suis sortie de ma chambre à pas de loup, pour ne pas réveiller mes parents.
En passant devant la porte de leur chambre, je les ai entendus ronfler.
Je me suis faufilée jusqu’à la porte de l’appartement, je l’ai ouverte avec précaution, j’ai pris les clefs pour pouvoir revenir sans être obligée de sonner et de réveiller tout le monde, et je me suis enfin retrouvée sur le palier. Une fois la porte refermée, j’ai pu allumer la lumière dans l’escalier. J’ai été un petit peu éblouie. Il se faisait tard… J’ai descendu les deux étages, toujours sur la pointe des pieds. Arrivée au rez-de-chaussée, j’ai mis mes chaussures et j’ai ouvert la porte de l’immeuble.
Dehors, il faisait jour. J’ai été surprise, je ne croyais pas qu’il soit si tard – ou si tôt. J’ai quand même décidé de faire un tour dans le quartier avant de remonter me coucher pour dormir enfin.
Seulement, le quartier, je ne l’ai pas reconnu. Il ne se ressemblait pas du tout, mais je n’aurais pas pu dire pourquoi. Je n’y comprenais plus rien. J’étais un peu inquiète. Je suis allée jusqu’au coin de la rue, pour vérifier, et au coin de la rue se dressait la fontaine que j’avais toujours vue dans le jardin public, à 10 minutes de chez moi.
Le plus fort, c’est qu’en m’approchant, j’ai reçu sur la lèvre une goutte d’eau; et en passant la langue dessus, je me suis aperçue que ce n’était pas de l’eau, mais bien du sirop de grenadine (j’adore le sirop de grenadine).
Je me suis encore approchée, et j’ai vu que des trois autres robinets de la fontaine coulaient du jus d’orange, du lait et de la limonade. La limonade faisait plein de bulles dans le bassin… A côté de la fontaine, un cantonnier avait laissé un tas de cailloux; leur couleur était bizarre. J’en ai pris un, et je me suis aperçue que c’était du chocolat.
Ça commençait à être amusant. J’ai décidé de ne pas me poser de questions et de continuer à explorer le quartier. Je n’ai pas été déçue. Rien que pour les gourmandises, j’ai trouvé une boîte aux lettres pleine de frites, une cabane d’électricité dont les murs étaient faits de steaks hachés cuits à point. Je suis même tombée sur un panneau de stationnement interdit fait entièrement de cornichons !
J’ai vu des copines arriver en courant sur la place d’Armes. Il y avait Gisèle, Marie-Josée, Marinette, et en m’approchant j’ai reconnu Camille, qui était ma meilleure amie en CM1, mais qui a déménagé et ne va plus à la même école.
On s’est fait un sourire. (Je me rappelle encore le jour où on avait dévalisé le frigo pour nourrir les trois chats perdus derrière chez moi – qu’est-ce qu’il y avait eu comme cris !)
On a un peu joué à courir autour de la fontaine, et puis, sans qu’aucune de nous ait rien dit, on s’est retrouvées en train de descendre la rue du Barri pour aller cueillir des narcisses dans le pré de Chardavon. Camille courait devant. Elle nous a fait passer sous le porche de l’ancienne forge, et de l’autre côté il y avait déjà le préau de la maternelle. J’ai trouvé ça tout naturel. En continuant, on est passées devant une grande maison trapue, celle où mon oncle travaillait il y a deux ans, avec plein de mystérieuses fenêtres et un rosier grimpant précoce.
Sans transition, nous nous sommes retrouvées en train de cueillir les narcisses. J’en avais déjà un gros bouquet. Les autres filles n’étaient plus là.
À cinquante mètres de là, un grand chat tricolore (roux, noir et blanc) tournait le coin de la rue, l’air très affairé.
Je lui ai dit: « Tu vas travailler si tôt le matin? » Il s’est retourné, a haussé les épaules et m’a répondu « Il n’est pas si tôt que ça, tu devrais déjà être en train de te préparer pour aller à l’école ».
Et les événements se sont précipités. D’abord ça m’a fait un choc d’entendre un chat parler, mettez-vous à ma place ! Même si le reste de la nuit avait été fertile en surprises, j’ai trouvé que c’était un peu exagéré. Et puis ne parler que pour me dire que j’allais être en retard, j’ai trouvé que ce n’était pas gentil. Il n’avait pas besoin d’être agressif, ce chat. Et puis, à bien réfléchir, il avait tout à fait la voix de maman. Je me suis sentie vraiment mal à l’aise. Alors j’ai fait demi-tour et je me suis mise à courir vers la maison. Je n’avais plus le bouquet de narcisses.
Je vous passe les battements de cœur et les tremblotements dans les jambes, vous savez ce que c’est quand on a peur d’être en retard. Je ne sais pas par où je suis passée, mais je n’en pouvais plus quand je suis enfin arrivée devant la porte de l’immeuble. J’ai fouillé dans ma poche pour prendre la clef, et je me suis aperçue que je n’avais pas de poche, avec cette robe de princesse. Mais alors, où avais-je mis la clef en sortant de la maison ? Et comment allais-je faire pour rentrer? Les larmes commençaient à me monter aux yeux. J’ai trouvé que ce n’était pas une façon de terminer une nuit aussi rigolote. Ils auraient bien pu continuer d’une façon agréable. Qui, ils ?
Décidément, j’aurais mieux fait de rester couchée. J’allais avoir une mauvaise note à mon contrôle, et la prof’ d’histoire serait furieuse.
C’est à ce moment-là que j’ai entendu la voix de maman, qui me criait depuis le deuxième étage: « C’est l’heure, tu vas être en retard, lève-toi ! ». Je me suis dit que j’allais drôlement me faire enguirlander, puisqu’elle avait vu que j’étais sortie. Mais je me suis dit aussi qu’elle allait m’ouvrir pour que je puisse monter à l’appartement me préparer. J’ai voulu l’appeler, et je me suis tout à coup retrouvée dans mon lit. En ouvrant les yeux j’ai vu maman penchée sur moi, et elle m’a dit: « Tu en fais un drôle de tête, tu as mal dormi? ».