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Nos plus compétents chercheurs n’ont pu déterminer l’origine de ces tumultueux événements. Personne ne connaît non plus le lieu exact d’où est partie la révolte. On s’accorde à penser qu’elle n’avait ni meneurs ni plan concerté.
Il paraît qu’autrefois, des spectateurs isolés s’attardaient à la sortie de certains films, pour se plaindre à leurs congénères heureusement impavides, ou pour vérifier leurs renseignements techniques. J’ai entendu dire que, même dans de lointaines bourgades de province, quelques insurgés étaient capables de repérer d’emblée, dès le générique, dès le logo de la maison de production, le détail insignifiant qui clochait dans la projection.
À ce que racontaient nos informateurs, plusieurs années avant le soulèvement, il arrivait que des spectateurs isolés montassent à la cabine pour élever une réclamation auprès du projectionniste. Certains allaient chercher la caissière, ou l’ouvreuse dans les salles qui en entretenaient (chichement) encore une, pour leur signaler ce détail, qu’ils estimaient inadmissible, et leur demander d’intervenir auprès du technicien.
Ces tentatives solitaires se terminaient bien entendu toujours très mal pour eux. Nous avons conservé des entretiens à ce sujet avec plusieurs employés, gérants ou directeurs de salles, dans lesquels ceux-ci expliquent très bien la réception qu’ils réservaient à ce genre de maniaques.
Dans les débuts, étant donné le peu d’envergure des protestations, aucune parade concertée et massive n’avait été mise au point. Les professionnels de l’exploitation comptaient sur leur dispersion et leur faible impact. Certains d’entre eux n’avaient même jamais affronté ce genre d’exigences.
Il faut dire aussi que vers les années soixante-soixante-dix, à l’exception de certains représentants de cinématographies arriérées, aucun cinéaste n’avait plus utilisé le format standard, souhaitant au contraire profiter des nouvelles proportions de l’image.
Fallait-il exiger des salles qu’elles continuassent à utiliser, pour les quelques rares vieux films projetés, un format passéiste? Le travail supplémentaire est exorbitant, tout le monde est bien d’accord là-dessus. Cela demande au projectionniste un geste pour changer la fenêtre de son appareil. Et il faudrait qu’il connaisse les films concernés. Il aurait donc fallu que les distributeurs engageassent un système complexe et ruineux d’étiquetage des bobines. Il aurait fallu payer des primes, organiser des modules spéciaux de formation, mettre en place un CAP spécialisé, modifier, qui sait, les conventions collectives, engageant des frais énormes qui auraient réduit à néant les efforts d’équilibrage économique mis en œuvre par la profession tout entière.
De toute façon, aucune demande massive n’existait. Le public, grand ou choisi, cultivé ou populaire, était — et est fort heureusement resté — incapable de reconnaître un film convenablement projeté d’un autre.
Même au plus fort de la rébellion, personne n’aurait accepté d’acheter à son libraire un ouvrage amputé de trois lignes en haut et en bas de chaque page. Le Louvre, refaisant l’encadrement de la Joconde et coupant la tête de Mona Lisa immédiatement au-dessus de ses sourcils, aurait dû faire face à une fronde d’amateurs d’art rendus fous furieux. Au cinéma, heureusement pour nous, rien de tel ne peut arriver. Un film en cinémascope projeté sans anamorphoseur provoquerait à la rigueur quelques interrogations. Un décadrage supprimant les sous-titres également. Mais tout le reste, flou, image sombre, projection partielle sur les rideaux ou le plafond, son inaudible ou trop fort, est considéré comme faisant partie du film.
Personne n’a donc compris les proportions que cette sédition a soudainement prises, dans un laps de temps aussi court. Ces rares réfractaires isolés, que les autres spectateurs ne comprenaient pas, qu’ils faisaient taire parfois violemment pendant les projections lorsqu’ils se mettaient à crier « le format! », ont commencé à se regrouper. D’abord, ils ont été trois ou quatre à crier dans les cinémas, répartis en plusieurs points de la salle, et nos informations, qui sont extrêmement fiables, nous apprennent qu’ils ne se connaissaient pas. Ils montaient ensuite en groupe à la cabine, et insistaient lourdement auprès du projectionniste pour qu’il changeât sa fenêtre. Plusieurs rixes sévères ont été signalées. Pour que les techniciens puissent travailler en paix, les propriétaires ont dû mettre des verrous, et dissimuler l’accès aux cabines derrière des murs truqués et des escaliers dérobés. Alors les factieux se sont retrouvés à l’issue des projections; ils ont profité de leur nombre pour interpeller les autres spectateurs, leur faire un cours accéléré et intensif de formation à la technique cinématographique et aux exigences à avoir en matière de respect de l’œuvre… Les directeurs de salles ont été obligés de les expulser des halls, où ils entretenaient l’agitation. Ils restaient alors longuement devant le cinéma, dans la rue, où cet attroupement provoquait à nouveau des émeutes, et plusieurs ralliements de spectateurs à leur cause dépravée.
Des témoins dignes de foi affirment avoir vu des projectionnistes, circonvenus par leurs arguments, se mettre pendant quelques semaines, avant d’être remis au pas , à projeter correctement les films à eux confiés.
Un collègue de ce service m’a même avoué être plus ou moins d’accord avec eux. Il m’a raconté, sous le sceau du secret, s’être laissé persuader de voir un de ces vieux films projeté dans une salle par un projectionniste repenti. Il a osé m’affirmer que c’était beaucoup plus beau de voir l’image dans sa totalité, qu’il avait été convaincu. Je suis assez facilement arrivé à lui faire comprendre qu’une telle prise de position pouvait lui coûter très cher. Il m’a donné le nom du projectionniste, et j’ai pu intervenir efficacement.
Nous avons eu à nous occuper aussi de ce jeune cinéaste, qui n’avait jamais vu son film que dans des festivals, en projection de presse ou de prestige, et qui, informé des conditions réelles dans les cinémas ordinaires, qu’ils soient classés ou non “art et essai”, s’est mis à suivre l’unique copie de son film de salle en salle. Une fois qu’il avait constaté ce qu’il n’hésitait pas à qualifier de faute professionnelle, il montait en cabine et prétendait obtenir que le projectionniste mît le bon format.
Devant des refus réitérés, il devenait souvent ordurier et violent. Tout le monde lui avait pourtant dit de ne pas le tourner en 1,35, son film. Ou alors, il n’avait qu’à prendre la précaution de laisser beaucoup d’air en haut et en bas de l’image, comme en format panoramique. Ce que je ne comprends pas, c’est qu’on ne l’ait pas obligé à le faire. Que faisait son producteur? Et le chef opérateur, complice lui aussi? Ce n’est pas de mon domaine de compétence, je n’ai pas pu intervenir, ni même émettre une recommandation, mais je trouve qu’il y a des blâmes qui se perdent, dans les couloirs infinis de notre Administration.
Pour ajouter aux désordres, certains des mutins étaient atteints de symptômes précis et hélas contagieux, définissant les contours d’une nouvelle maladie décrite dans les dernières éditions des manuels de médecine, l’iconosectiophobie, ou horreur du charcutage de l’image. Les sujets frappés, mis en présence d’un film standard saboté par sa projection en panoramique, éprouvaient une sensation d’étouffement qui pouvait aller jusqu’à l’évanouissement. On aurait rapidement éradiqué cette épidémie si on les avait doucement laissés crever dans leur fauteuil. Mais certains, ici même, ne l’ont pas entendu de cette oreille. C’est ainsi qu’il a fallu prévoir des ambulances stationnant à la sortie des cinémas, puis carrément des masques à oxygène dans les salles. Je dois reconnaître que les projectionnistes méritent des éloges: aucun d’entre eux n’a jamais été saisi de remords au point de rétablir le format normal en cours de projection.
Seulement, les plus militants parmi ces trublions avaient fini par allonger la liste de leurs revendications: ils ne supportaient plus les images floues, le son trop fort, les cassures de film, voire les fauteuils défoncés… Ils prétendaient obtenir, pour leurs petites malheureuses dizaines de francs, une projection sans aucun défaut.Je reconnais que nous avons peut-être tardé à prendre conscience de l’ampleur des désordres et des menaces qu’ils faisaient peser sur l’ensemble du marché cinématographique. Bref, cette histoire au départ insignifiante s’est répandue dans une large part de la population. Ces espèces de dissidents avaient trouvé des relais d’opinion, dans la presse, les journaux télévisés, la radio… Certains journalistes, que personne n’aurait cru capables d’une chose pareille, ont eu le culot de publier des articles exposant ces requêtes spécieuses, et même les soutenant. Lors de dîners en ville, il fallait toute la persuasion de nos divers responsables pour leur faire comprendre que leur campagne n’était pas de mise.
Nous avons essayé d’amadouer les révoltés. Nous avons voulu les décider en douceur à renoncer à fomenter des troubles et à manifester des exigences démesurées. L’ensemble de notre personnel, depuis les plus respectables directeurs jusqu’aux balayeurs de cacahuètes, s’est lancé dans la bataille sans ménager sa peine. On leur a expliqué qu’un vieux film, projeté dans des conditions modernes, est plus joli. On leur a fait remarquer que le format n’est pas indiqué sur les bobines; le projectionniste ne peut pas le deviner, on ne peut pas lui demander de regarder une image de chaque film pour se rendre compte par lui-même, ce n’est pas son travail. Seuls les vieux cinémas en plein air, dont s’occupent de très vieux gérants passéistes, continuent à projeter en format standard. Certains d’entre nous ont essayé la tactique consistant à nier. Une réunion au plus haut niveau avait conclu que le mensonge pouvait être un angle d’attaque approprié. Nous soutenions mordicus que tel ou tel film, pour lequel une protestation était élevée, avait bel et bien été tourné en format panoramique, alors que nous savions très bien qu’il n’en était rien. Peine perdue. Nous avons tous pu constater, partout, un refus total d’écouter nos arguments et d’en tenir compte.
Ils en vinrent à s’insurger contre les nouveaux cadrages, beaucoup plus serrés que l’image originale, adoptés de nos jours pour la diffusion des films sur toutes les chaînes de télévision. Ce petit truc de présentation permet, à peu de frais, un embellissement du film dont les metteurs en scène devraient être ravis. Il offre un effet de gros plan tout à fait intéressant, qui correspond bien au petit écran. Eh bien, les directeurs des chaînes et des services de diffusion, ainsi que l’ensemble de la presse, recevaient par milliers des lettres et des coups de téléphone de protestation. Les derniers temps, ces irresponsables rebelles en étaient arrivés à bomber les publicités pour la télé au format 16/9. Comme si ce format, très allongé, plus proche de celui du regard, n’était pas également proche de celui des grands films que nous aimons. Il magnifie les paysages et les gros plans, et qu’est-ce que cela peut faire si l’image originale tournée par l’auteur est coupée en haut et en bas? Bref, les fabricants et les vendeurs de téléviseurs étaient furieux. Leur argumentaire de vente tombait à l’eau.
Mais finalement, cela a été une bonne chose. Nous avons pu enfin constituer un grand front uni de l’audiovisuel, et tarir la source des contestations en supprimant leur audience. À la tête des médias se trouvent des gens intelligents, qui comprennent où est leur intérêt. La télévision dans toutes ses chaînes, publiques ou privées, hertziennes, câblées ou à péage, les radios, l’ensemble de la presse écrite ont du jour au lendemain cessé de diffuser les communiqués du front du refus. Les déclarations des metteurs en scène et chefs opérateurs furent ignorées. Nous distillâmes finement une contre-propagande. Nous mîmes l’accent sur les innovations techniques. Les rares journalistes complices, œuvrant dans d’obscures feuilles confidentielles, retrouvèrent leur dérisoire audience d’avant les événements.
Les dissidents, vieillis, essoufflés, las de se battre en pure perte, sans aucune victoire tangible, ont cessé de s’insurger violemment. La plupart d’entre eux se sont rendus à nos arguments. Ils ne protestent plus. Ils n’en voient même plus la nécessité ni le bon droit. Ils ne sont plus que quelques-uns, montrés du doigt, tournés en dérision, arrosés de quolibets railleurs. Leur efficacité est nulle et leur bilan négatif. Personne ne les écoute plus. Leurs enfants ont honte d’eux et ne veulent plus être emmenés au cinéma. Leurs voisins les évitent.
Pour parachever la reprise en main, et marquer le retour à la normale par un geste significatif, nous avons décidé de coloriser tous les vieux films en noir et blanc.
L’ordre règne. Aujourd’hui, un film correctement projeté, on n’en voit plus que dans les souvenirs.
© Marise Laget